mercredi 17 décembre 2003

l’Homme de bois

C’est l’hiver. Les champs froids et humides sentent le vieux et la mort. La terre sans joie noircit l’horizon. Les arbres sont moignons, solitaires et cruels, perdus dans un ciel sans tendresse ni remords. Bientôt le gel les prendra de sa morsure mortelle. Qui sait s’ils en réchapperont ? La terre est une vieille peau, amère et fripée, déchue, que le brouillard enserre de son linceul sale.

Je suis une fille sauvage. Ils disent que j’ai le mauvais œil. Je vais de ferme en ferme. Ils m’emploient pour nettoyer les auges et les étables et m’occuper du fumier. Le reste du temps, ils me laissent tranquille car j’ai les yeux verts, les yeux du diable, parait-il. Je ne leur parle presque pas. J’aimerais mais je ne peux pas. Je ne les comprends pas. Et ils ont peur.

Aujourd’hui, il pleut des larmes de froid. Je suis allée à travers champs. J’aime cette terre désolée, mouillée et triste, que mon cœur accueille comme une sœur de misère. Lorsque j’arrive dans une ferme, j’aime prendre possession des terres. Elles se livrent plus facilement. Elles ne me craignent pas.

J’ai découvert dans le champ du fond, en lisière de forêt, un épouvantail. Il est très grand, très mince, et a de très grosses mains bleues. Cela m’a saisie, ces gigantesques mains d’azur ouvertes sur le blanc du ciel. Je me suis assise au bout du champ. La terre glacée s’étendait entre nous. Je l’ai regardé longuement. Ce n’est pas un épouvantail ordinaire. Il est tout bleu. Il a deux jambes, et non une, qui forment une arche pointue et semblent profondément ancrées dans le sol. Son chapeau se perd dans les nuages et ses bras sont largement ouverts. Sa veste parfois claque au vent comme la voile d’un bateau sur la haute mer. Je l’ai regardé si longtemps que le jour s’est enfui derrière lui.

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Depuis un mois, une fille me rend visite chaque jour. C’est une sauvage qui a toujours les cheveux dans les yeux. J’aimerais les voir, pourtant. Elle reste à l’autre bout du champ et me regarde comme si elle voulait me parler. Elle est jolie. Je suis content qu’elle vienne. On croirait presque qu’elle a besoin de moi.

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J’aime venir contempler cet épouvantail. Je m’assois et je lui parle. Il est l’unique personne qui m’écoute. Je sais qu’il me comprend. Souvent le vent fredonne dans ses cheveux de paille et semble lui faire faire un geste pour que je m’avance. Je n’y vais pas. Nous sommes proches déjà. Je suis sûre que même ses yeux sont bleus ; bleus océan.
L’hiver n’en finit pas de luire. Tout maintenant est immobile, en attente, en passage. Dans l’air glacial et lumineux, nos voix intérieures se rejoignent.
Hier il m’a parlé de sa solitude, de son besoin des hommes, de son mal-être. Il est solide, pourtant. Ses pieds sont en terre et sa tête est au ciel. Il voit plus loin que n’importe lequel d’entre eux. Je lui parle et je crois voir sa bouche s’ouvrir pour me répondre et son regard sourire.

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C’est le printemps depuis un mois déjà. La jeune fille continue de venir. Le vent, une fois, m’a permis de voir ses yeux : ils sont verts, c’est délicieux. Très vite elle s’est cachée à nouveau derrière ses cheveux, sans rien dire. Elle me conte combien son âme est affligée d’être rejetée du monde humain, combien cela la rend méchante et cruelle, dure et sauvage. Elle me parle du feuillage des arbres, des couleurs de la terre, du chant du vent. Son cœur bat lourd mais elle sourit.

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Son champ est un champ de blé. De jeunes et tendres épis verts poussent et le vent les entraîne jusqu’à lui, en une douce musique de nuances, en un effleurement audacieux et timide, à peine esquissé, comme l’eau tente d’amadouer le rivage.
Je ne me lasse pas de ces ondulations magiques, je voudrais être une herbe, moi aussi emportée par la brise, dans cette caresse infinie…

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L’été vient d’arriver, dorant les épis. Ils sont hauts maintenant et me cachent jusqu’à ses hanches. C’est un tapis de lumière que je déroule sous son pas pour qu’il la porte jusqu’à moi. Viendra-t-elle ?

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Aujourd’hui, je me suis un peu avancée et les herbes ont frôlé mes jambes en un souffle. Le blé a couru à lui comme on monte à l’assaut. Il n’a pas bougé mais j’ai vu son sourire. Le vent s’est tu alors, brusquement, et le soleil a dardé ses rayons sur mon corps. J’ai quitté mes chaussures pour marcher pieds nus dans la terre et j’ai ouvert les bras.
A mes lèvres le sang battait. Ma bouche assoiffée s’est entrouverte sur un mot que je n’ai pu prononcer ; je demeurais figée, impuissante tandis que le feu et le sang du monde roulaient dans mes veines, embrasant ma chair jusqu’à la souffrance. Une boule de flammes dévorait mes entrailles. Mes yeux se sont fermés. J’adorais l’insoutenable brûlure à laquelle mon corps rompu demandait merci.
Le vent s’est levé et le blé, revenant à moi, s’est accroché à mon ventre. Alors je suis tombée à genoux, mes yeux se sont rouverts sur des larmes : il est autre et, aussi loin que j’aille vers lui, il sera toujours de bois.

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Elle ne vient plus, elle ne vient plus ! L’été torride est vide. L’astre de feu mord tout, se repaît de chaque dernière goutte de sève, laissant les êtres pantelants et exsangues. Les épis assoiffés, hérissés, torturés, aspirent à leur mort prochaine. Qu’ils me fauchent donc aussi ! Oh, viens, je t’en prie, viens…

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Quelle chaleur ! Quel supplice ! La nuit pèse, fardeau sans étoiles. Le tonnerre frappe les esprits et les corps. La terre, exaspérée d’attente, invoque le ciel de ses doigts de feu. La foudre ! Mon Dieu ! Et lui, là-bas, dressé dans l’orage !


D’un bond, elle se leva et courut vers le champ dévasté par la moisson. L’orage alors creva. La pluie noyait les chemins et plaquait les cheveux de la jeune fille sur son visage tourmenté. Ses prunelles illuminées de flammes dansaient dans l’obscurité sur le tambour martelé de son cœur déchiré.

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Au matin, un corbeau passa dans le ciel apaisé. La terre, épanouie et humide, exhalait une odeur fraîche de feuillages. L’épouvantail était couché de tout son long, fendu en deux, sur le corps de la jeune femme. La foudre, dans sa folie, avait amené les mains bleues autour du tendre visage. Elle souriait dans la mort. Le soleil se levait.

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