Au milieu des années 2050, le problème du chômage devint à ce point crucial que le pouvoir en place craignit une révolution. L’industrialisation de la production et l’informatisation croissante avaient rendu la main d’œuvre de moins en moins nécessaire ; parallèlement, du fait des acquis sociaux, le coût de celle-ci avait augmenté de manière exponentielle, poussant les entreprises à délocaliser leurs usines. Les statistiques prouvaient que le prix des biens à la consommation s’élevait tandis que le revenu moyen des ménages diminuait. Le nombre de personnes sans autre ressource que le Revenu Minimum d’Adaptation devenait inquiétant.
Dans le même temps, les personnes âgées se multipliaient. Depuis fort longtemps déjà, le gouvernement avait supprimé la redevance télévisuelle pour les personnes de plus de 70, puis 65, puis 60 ans, afin d’abêtir un maximum le 3ème âge devant la boite à images, l’empêchant de penser ; parallèlement bien sûr, les chaînes publiques se démenaient pour fournir du pain et des jeux, enfin surtout des jeux, qui eux pouvaient permettre à tous les vieillards de rêver qu’ils gagnaient de l’argent… Il n’y avait donc pas à craindre de rébellion de ce côté-là. Mais, grâce à la médecine moderne, il y avait bientôt eu un 4ème âge, puis un 5ème âge. Tous ces gens avaient besoin de soins ; il fallait créer des hôpitaux et pour cela prélever des impôts supplémentaires. Bien entendu, il y avait aussi des vieux riches, mais hélas, si peu…
La population active se plaignait de la lourdeur des impôts prélevés sur son travail et grondait.
Il était temps de trouver une idée.
L’Assemblée nationale délégua le problème au Gouvernement. Le Gouvernement réunît ses ministres en sessions ministérielles extraordinaires pour étudier la question. Pendant trois mois, le peuple put contempler in vivo ses représentants en plein travail et constata que l’aspirine ne pouvait, à lui seul, produire des idées. Le Gouvernement décida d’arrêter là les frais, le ridicule pouvant tuer, et mit en place, à l’insu de la presse, des Réunions Ultrasecrètes Soigneusement Elaborées (RUSE). Ce fut un échec tout aussi cuisant, mais invisible. Alors que tout espoir semblait devoir être abandonné et que le Gouvernement en place se résignait (presque) à perdre les prochaines élections, le Ministre des finances eut un sursaut de fureur et éructa : puisque les chômeurs coûtaient chers et que les vieux coûtaient chers, pourquoi ne pas fondre ces deux coûts en un ? On s’étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt et de cette idée révolutionnaire naquirent corrélativement la loi incitative à la prise en charge des personnes âgées (LIPECPA) et l’Allocation de Recomposition Sociale (ARS). Le schéma, vraiment, était fort simple, et satisfaisait la gauche sociale comme la droite conservatrice. Il s’agissait de fournir une allocation spéciale à tout chômeur de longue durée faisant acte de prise en charge d’une personne du 3ème âge. C’était fou le nombre de problèmes qui se trouvaient ainsi résolus, ou en passe de l’être :
1) L’ARS, bien entendu était exclusive de toute autre indemnité, notamment du RMA (revenu minimum d’adaptation) et « l’adoptant », de ce fait, disparaissait des statistiques du chômage ; résultat : celui-ci diminuait.
2) Le chômeur était tenu de vivre sous le même toit que la personne âgée prise en charge. De cette manière, on résolvait le problème des Sans Domicile Fixe et la crise du logement des cités, la plupart des personnes âgées vivant dans un appartement trop grand pour eux.
3) Le chômeur contractait envers la personne prise en charge l’obligation de le nourrir, celles de le vêtir et de le soigner. En contrepartie, il était logé et bénéficiait de l’ARS, laquelle était versée sur un compte ouvert aux deux noms. De cette manière, on limitait le recours aux hospitalisations et aux services d’urgence et, bien sûr, les coûts afférents et le déficit de la Sûreté Sociale en étaient diminués d’autant.
4) Les personnes qualifiées pour bénéficier de la prise en charge devaient réunir les conditions suivantes : avoir plus de 60 ans, vivre seules, avoir un revenu inférieur à un certain seuil et un TAC (Taux d’Autonomie Citoyenne) inférieur à 60 %. Le Tac prenait en compte l’état de santé de la personne, sa mobilité et l’existence d’un entourage familial actif. De cette manière, il était impossible de détourner l’esprit de la loi et « d’adopter » un vieux riche et valide.
La campagne de promotion de ce nouveau système social fut lancée en automne et habilement menée. En premier lieu, la presse fit écho de tous les faits divers concernant les agressions des personnes âgées : durant trois mois avant l’entrée en vigueur de l’IPEPCA, on n’entendit plus parler que des crimes commis à l’égard de ces pauvres vieillards, qui dévalisés à la sortie du distributeurs automatiques, qui braqués dans les transports en communs, qui poignardés dans leur appartement. Un climat de terreur s’instaura. Puis, le Gouvernement annonça que le RMA ne serait pas augmenté. L’IPEPCA fut promulguée début décembre et arriva comme un cadeau de Noël. On fit valoir aux troisième âge et suivants le complément de revenu que constituait l’ARS (puisqu’après tout l’allocation était versée sur un compte à leur nom) et la sécurité que leur apporterait une présence continue auprès d’eux, joyau inestimable dans le contexte d’agression et d’insécurité galopante du XXIème siècle. De l’autre, on présenta l’ARS aux chômeurs comme un véritable salaire (puisqu’après tout l’indemnité était versée sur un compte à leur nom), rémunération d’un travail ouvrant droit à la retraite et aux avantages sociaux. L’ARS fut fixée à trois fois le RMA. L’ANPE fut chargée d’organiser des rencontres entre chômeurs et personnes âgées, lesquelles connurent un succès remarquable. Les mairies enregistrèrent 100 000 PECS (Prises En Charge Sociales) dès janvier. Ce nombre continua à croître durant tout l’hiver.
C’est en mai qu’éclata le scandale qui allait devenir l’affaire « Norbert Duranton ».
Norbert est un copain ; nous fréquentons le même club de tarot depuis des années et c’est toujours un plaisir de se rencontrer tous les jeudis après-midi, qu’il vente ou qu’il pleuve. A l’époque, Norbert, qui est asthmatique, faisait des crises de plus en plus fréquentes - la pollution sans doute- à tel point qu’il dut être hospitalisé plusieurs fois et que nous fument même contraints le faire évacuer du Club par les pompiers lors d’un après-midi d’été particulièrement torride. A part ça, Norbert est comme vous et moi : il marche, il monte les escaliers (doucement et en s’arrêtant aux paliers), il fait ses courses (par petits paquets, c’est le fils du concierge qui les lui monte dans son appartement), il a troqué sa voiture contre les transports en commun… Bref, c’est un vieux Monsieur tout ce qu’il y a de plus normal, avec simplement une grosse bombonne de ventoline sur lui.
Norbert arriva un après-midi d’avril au Club dans un état d’excitation et de révolte dépassant de loin ses gueulades ordinaires. Il faut dire que Norbert est notre revendicateur, faiseur de monde et critique de première.
- « Ils ont descendu mon TAC à 58 % ! Ils veulent me faire adopter ! »
- « Doucement, calme-toi, qu’est-ce que tu racontes ? »
- « Je vous dis qu’ils nous traitent comme des gamins ! On est tous en train de se faire entuber en criant « encore » ! C’est scandaleux, c’est de la manipulation pure et simple, ils sont tous vendus, au gouvernement ! ».
Cet après-midi là, il n’y eut pas de tarot. La discussion s’engagea et Norbert parvint à nous expliquer que son Taux d’Autonomie Citoyenne avait été révisé sans qu’il en soit prévenu et qu’il avait automatiquement été inscrit sur « les listes des personnes pressenties aptes aux PECS » (expression qui le faisait éructer de colère et d’indignation). Il n’avait été informé de tout cela qu’a posteriori, par une lettre de la mairie qu’il eut peine à nous montrer tant il l’avait froissée. Plus qu’une lettre, cela ressemblait à un dépliant publicitaire personnalisé : très coloré, le document informait cordialement le destinataire qu’à compter de ce jour, il avait la chance (« la chance », bande d’enfoirés ! rageait Norbert) de pouvoir accéder aux avantages du système de PECS, rappelait lesdits avantages et invitait la personne à se rapprocher de l’ANPE de son quartier (suivait l’adresse) pour obtenir de plus amples détails.
Norbert disait : « vous vous rendez compte, ils décident de diminuer notre taux d’autonomie et nous n’avons rien à dire ! Bientôt ils nous obligeront à souscrire à la PECS ! C’est inadmissible ! C’est une atteinte aux droits de l’homme ! ».
« Mais voyons Norbert, temporisait Léo, ce n’est pas parce que ton TAC est inférieur à 60 % que tu dois nécessairement te « PECSER », ils ne peuvent pas t’y contraindre, tu exagères ! »
Mais Norbert n’en démordait pas : « Tu n’es qu’un con, tu verras, toi aussi ils t’auront, ils nous auront tous ! C’est une belle arnaque, je ne me laisserai pas faire, moi ! ».
Dans notre groupe, les avis étaient partagés. Certains étaient révoltés, comme Norbert, qu’on puisse modifier le TAC d’une personne sans lui donner voix au chapitre ; d’autres, se rangeant à l’opinion de Léo, considéraient que la modification du TAC en elle-même était sans réelle conséquence, si ce n’est qu’elle conférait un droit, un choix, supplémentaire : celui de souscrire à la PESC. J’étais moi-même indécise : visiblement, Norbert poussait loin l’exagération, ce qui nuisait à sa crédibilité. Mais les paroles de Léo, pour rassurantes qu’elles soient, ne parvenaient pas à effacer le sentiment persistant de malaise engendré par les révélations de Norbert. Les élucubrations forcenées et caricaturales de notre ami étaient-elles visionnaires ?
La semaine suivante, Norbert nous informa qu’il entendait intenter un procès à l’administration. Il avait envoyé une lettre recommandée avec accusé de réception contestant la décision de révision de son Taux d’Autonomie Citoyenne et d’inscription sur les listes d’aptes à la PESC. S’il ne recevait aucune réponse dans un délai de deux mois, il serait fondé à contester la décision de l’administration devant le Tribunal administratif.
Ainsi commença l’affaire « Norbert Duranton », qui devait non seulement défrayer nos jeudis après-midi mais également faire la « une » des médias. Comme Norbert l’avait prévu, l’administration ne donna aucune réponse à sa requête et notre ami introduisit un recours devant la juridiction compétente. De manière exceptionnelle, le procès ne dura que trois ans, appel et cassation compris, ce qui est un record de brièveté pour une procédure administrative juridictionnelle. A croire que le Gouvernement avait donné instruction de presser le mouvement… Toujours est-il qu’au bout de ces trois ans, la décision du Tribunal administratif, confirmée par la Cour d’appel et entérinée par le Conseil d’Etat pouvait se résumer ainsi :
- toute personne doit pouvoir faire entendre ses observations avant que son TAC ne soit révisé : l’administration est donc tenue de prévenir l’individu concerné du projet de révision et de lui demander ses observations, sous peine d’annulation de la modification du TAC ;
- toute modification du TAC doit répondre aux critères objectifs définis par la loi, à savoir l’état de santé de la personne, sa mobilité et l’existence ou non d’une prise en charge par l’entourage familial ;
- devient « adoptable » toute personne répondant à des caractéristiques objectives, indépendamment de sa volonté subjective : toute personne ayant un TAC inférieur à 60 % est donc inscrite d’office sur les listes de la PESC.
En conséquence, la décision de modification du TAC de Norbert Duranton fut annulée, celui-ci n’ayant pu faire entendre ses observations préalables.
Chacun crut que notre ami avait gagné. Mais lui n’eut pas cette faiblesse. Je me souviendrai toujours de la lassitude qui emplissait ses yeux ce jeudi d’octobre lorsqu’il arriva au Club, l’arrêt du Conseil d’Etat à la main. A Léo qui se réjouissait de son apparent succès, il dit : « Ils nous ont eu, Léo. Ça –montrant l’arrêt- c’est du pain jeté aux loups, quelque chose pour nous faire patienter, pour nous faire croire qu’on est encore libre, mais tu verras que ce n’est que du vent… ». Déroutés, nous restâmes muets : incompréhension et angoisse se mêlaient dans nos regards ; le discours de Norbert, prononcé sans colère, nous paraissait infiniment plus effrayant que les accès de rage auxquels il nous avait habitués.
L’administration ne manqua pas de réinitialiser la procédure de révision du TAC de notre ami. Celui-ci eut beau faire valoir ses arguments, son taux d’autonomie fut à nouveau fixé à 58 % et son nom porté sur les listes de la PESC : son procès n’avait, en réalité, rien changé… Le droit de l’individu à faire valoir son point de vue avant la diminution administrative de son TAC était une coquille vide. Après cela, Norbert fut l’objet de pressions discrètes, mais insistantes, pour être « adopté ». En deux ans, il fut convoqué plus de trente fois à l’ANPE pour rencontrer des chômeurs de longue durée, et ce bien qu’il ait expressément signifié sa volonté de NE PAS souscrire à la PESC. Un soir, Norbert regagnant son domicile après notre après-midi de tarot, trouva sur son palier deux hommes masqués qui tentèrent de le racketter.
- « Si tu veux rentrer chez toi intact, vieillard, file-nous ton blé ! »
Norbert ne dut son salut qu’à sa présence d’esprit.
- « Je viens juste dîner chez un ami…
- Ton pote n’est pas là. Crache ton fric et déguerpis ! »
Norbert ne demanda pas son reste et repartit en leur laissant son porte-monnaie. Il se rendit tout droit chez le concierge, lui expliqua l’affaire et lui demanda d’appeler la police. Celle-ci enregistra la plainte de Norbert mais ne retrouva jamais les racketteurs… Une fois remonté chez lui, notre ami s’offrit une petite crise d’asthme, qu’il parvint à enrayer seul. A partir de ce jour, Norbert devait s’intéresser de près à l’automédication et à toutes les formes de médecines orientales et zen. C’est également à compter de cette date que Norbert fut convaincu que le racket dont il avait été victime était une forme de pression organisée par le Gouvernement, avec l’aide des chômeurs. Mais quoiqu’il advînt, Norbert ne devait jamais céder à cette pression.
Ce ne fut pas mon cas. Je m’appelle Fanny CHOPART et j’ai aujourd’hui soixante et onze ans. J’écris cette histoire car je n’ai plus rien à perdre. Au pire, la mort m’attend ; mais ne m’a-t-elle pas toujours attendu ?
Lorsque j’eus 67 ans, ils fixèrent mon TAC à 55 % au prétexte que mon arthrose s’aggravait et que ma dernière fille venait de déménager à plus de 100 Km de mon domicile (273 Km, exactement, c’est un chiffre que je ne peux pas oublier ; elle suivait son mari qui venait de retrouver un emploi). Je m’y opposais en vain. Ma fille témoigna en indiquant qu’elle ferait tous les déplacements impliqués par mon état de santé. Ils rendirent hommage à sa piété filiale ( !) mais décidèrent que « objectivement, un entourage familial à plus de 100 Km ne pouvait être considéré comme un entourage familial actif au sens de la loi ». J’envisageais un déménagement mais, à l’idée de m’éloigner de mes vieux amis, le cœur me manqua. Mon taux d’autonomie citoyenne fut donc abaissé au dessous du seuil fatidique. Contrairement à Norbert, et sur ses conseils d’ailleurs, je pris bien soin de ne jamais me prononcer ouvertement contre la PESC. Je me rendais obligeamment à toutes les convocations de l’ANPE pour rencontrer les chômeurs de longue durée. J’appris à me composer un personnage acariâtre propre à dégoûter n’importe lequel d’entre eux. Ce fut difficile car à cette époque, l’ANPE organisait de grands jeux de société par équipe, de manière à « révéler les affinités ». J’ai toujours énormément aimé jouer et il me fut extrêmement pénible de réfréner mon entrain dans ces occasions.
Je subis ma première agression deux ans après la révision de mon TAC : ils avaient dû comprendre que je faisais de la résistance passive à la PESC. Peut-être même était-ce automatisé ? Quelque part, des ordinateurs transféraient sur une liste rouge les noms de ceux et celles qui, au bout de deux ans, n’avaient pas succombé au charme empoisonné de la PESC…
Ils m’attendaient aussi sur le palier de mon appartement. Mais je n’eus pas la présence d’esprit de Norbert. Je n’eus pas même la force de sortir la bombe lacrymogène de mon sac à main ; en lieu de cela, je sortis mon portefeuille et le leur remis… Ils me laissèrent rentrer dans mon appartement sans mal mais menacèrent de revenir pour le visiter avec moi… Je m’assis sur mon lit. Je tremblais comme une feuille. Je ne pus me résoudre à me dévêtir et demeurais ainsi jusqu’au matin, dans un appartement qu’aucune lumière ne parvenait plus à éclairer vraiment. Quand vint l’aurore, je sus qu’en dépit du yoga et des séances d’autodéfense, jamais je n’aurais la force de résister à la vague de terreur qu’ils avaient déchaînée en moi. Ce n’était plus qu’une question de temps…
Dès lors, je changeai. Je me mis à appréhender chacune de mes allées et venues, spécialement les moments où j’étais hors de la foule. Je guettais mes voisins pour descendre mes poubelles en même temps qu’eux afin de ne pas me trouver seule au sous-sol. Je sursautais au moindre bruit. Je devins irritable et peureuse, maussade. Je vivais en bête traquée ; mon visage ne reflétait plus guère d’autre expression que celle de l’angoisse.
La seconde attaque survint moins de trois semaines après la première. C’était un matin clair où j’avais épié le bruit de la porte voisine et je me trouvais dans l’ascenseur avec le Monsieur de l’appartement d’en face. « Excusez-moi Madame, me dit-il d’un air préoccupé en regardant sa montre, je suis très en retard ce matin, je risque de rater mon train ; auriez-vous l’obligeance de descendre ma poubelle avec la vôtre ? ». Je m’entendis répondre, comme une automate, « Mais certainement Monsieur ». Je me mordis les lèvres, les larmes me montèrent aux yeux : pourquoi avait-il fallu que je réponde par politesse ? La panique s’empara de moi à tel point que je restai paralysée et perdis plusieurs précieuses secondes. Je recouvrai enfin mes esprits et allai avouer ma terreur à mon voisin lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit. « Je vous remercie Madame, bonne journée », dit-il. Frénétiquement, j’appuyai sur tous les boutons des étages pour que l’ascenseur remonte ; mais il avait préalablement enregistré la demande pour le sous-sol et reprit impassiblement sa descente. Arrivée au niveau redouté, la porte s’ouvrit automatiquement. Je vis que le couloir était désert. Le local à ordures était en face, à quelques mètres de moi. Quelques pas et je serais débarrassée de cette corvée épuisante, quelques pas de courage et je pourrais vivre ma journée sans avoir à épier un autre voisin avec une autre poubelle… Je sortis de l’ascenseur et me précipitai me débarrasser des sacs. En quelques secondes j’étais à nouveau devant l'élévateur. Mais celui-ci n’était plus là. J’avais moi-même appuyé sur toutes les touches des étages supérieurs et je réalisai avec une frayeur glacée que l’engin ne reviendrait pas avant plusieurs minutes. Je commençai à trembler. L’éclairage sinistre, les murs pisseux, l’odeur sordide, m’envahirent. Je ne pouvais pas attendre, je ne pouvais pas ! Une terreur abjecte s’empara de moi. J’empruntai l’escalier de service.
Ils étaient là. Je me mis à pleurer avant même qu’ils ne m’adressent la parole. Ils avaient un couteau et ils jouèrent à en essayer le fil de la lame sur mon bras. Je fis pipi sous moi. L’urine dégoulina le long de mes jambes dans mes bas jusque dans mes chaussures. Cette fois-là, ils me volèrent mes bijoux. Je ne porte pas de bijou, mais j’ai toujours autour du cou ma chaîne de baptême et sa médaille, une Vierge de profil, fine et délicate, penchée sur sa prière. Je ne crois pas en Dieu mais cette chaîne était comme un talisman d’enfance, une sorte de continuité de moi-même, entre la petite fille que j’étais et la vieille femme que je suis. Ils me l’ont prise. Puis ils me forcèrent à remonter les escaliers avec eux jusqu’à mon cinquième étage, m’encadrant et murmurant à mes oreilles les pires atrocités.
De retour dans l’appartement, je compris que je ne pourrais continuer à vivre ainsi sans perdre la raison. Je me lavai, m’habillai et me rendis à l’ANPE, en taxi. Ma procédure de PESC fut achevée en moins de deux semaines.
Aujourd’hui je suis vivante et saine d’esprit. Je suis en sécurité. Du moins tant que je travaille. Présentement, j’écris mon histoire au lieu de fabriquer des boites en carton. Je suis lasse de fabriquer des boites en carton. J’ai conservé une excellente vue et j’ai toujours été douée en pliage… Ils ont monté un marché noir ; ils font travailler leurs vieux et ils écoulent la marchandise aux commerçants du coin ; j’ai vu mes cartons chez mon boulanger… Un jour, j’ai même acheté des religieuses au chocolat qu’il a emballées dans une de mes boites. Je lui ai murmuré : « Vous savez, ces boites, c’est moi qui les fabrique ». Il m’a regardé gentiment, mais un peu bizarrement ; il ne m’a pas crue. Je n’ai pas insisté. La fois où j’ai fait grève, mon co-PESC est parti pendant deux semaines en vidant le compte en banque ; j’ai dû descendre quatre fois les poubelles seule. Je n’ai plus fait grève depuis. En plus de l’argent qu’il gagne avec mes boites, il ponctionne tous les mois deux tiers de l’ARS de notre compte PESC ; il dit qu’il a de plus gros besoins que moi. J’achète moins de pâtisseries et je prends moins souvent le taxi, mais globalement, ça va. Naturellement, cela fait longtemps que je n’ai pas acheté une nouvelle robe. Au moins, il n’amène pas ses partenaires sexuels à la maison, comme le co-PESC de Léo.
Je fréquente toujours notre club de tarot, tous les jeudi après-midi et parfois même le samedi, mais pas trop souvent pour ne pas éveiller l’attention. La cave du Club a été transformée en stand de tir. C’est Norbert qui nous a procuré les armes, il a un copain qui était armurier avant d’être vieux. Nous avons aussi une radio, qui, sous couvert de propager de la poésie d’avant-garde, diffuse des messages codés aux quelques milliers de Clubs qui ont rallié notre organisation.
Ce soir est le grand soir. Nous allons prendre l’Assemblée Nationale et le Sénat qui sont en session extraordinaire, et réclamer l’abolition immédiate de l’IPEPCA et de la PESC. Nous sommes plus nombreux qu’eux, plus résolus et nous n’avons plus rien à perdre. Vivre libre ou mourir… S’ils résistent, mon excellente vue servira pour d’autres cartons.
Fanny CHOPART, à Paris, le 18 mai 2068.