dimanche 22 mai 2005

Conte de Chaliane

Les sombres heures de l’hiver, comme les pommes au fond du cellier, mûrissaient doucement.
Pour Chaliane, Carême fut pâmoison. Son cœur soudain battait d’inanition. La faim l’habitait, qui le faisait cogner plus fort plus vite, impatient. Aucun remède ne la guérissait de cette faim : ni robe, ni rire ; ni danse, ni chant.
Le vent tournait autour de la maison, oiseau de malheur, giflant de ses giboulées glaciales et cinglantes le corps et le cœur de Chaliane. Elle sentait sa raison s’évanouir, son équilibre se dissiper dans les bourrasques. Tout ce qu’elle regardait s’attristait, tout ce qu’elle dansait trébuchait, tout ce qu’elle chantait se brisait, tout ce qu’elle touchait dépérissait. L’égarement, sournoisement, entrait en elle, comme le vent par les interstices des fenêtres et par le conduit de la cheminée où nul feu ne lui résistait plus. Elle ne savait plus rien, sinon cette faim qui l’habitait et dont elle ne parvenait pas à se défaire, sinon ce vent qui sifflait à ses oreilles d’insensés sanglots, stridents soupirs incessants.
Seul, dehors, un arbre résistait. Debout, solide, planté là pour des siècles, il déployait ses branches, loin, comme des bras ouverts sur le monde. Chaliane le vit et sortit. Le vent, furieux, mugissait, attisant la faim la tenaillait, égarant ses pas et ses sens.
Chaliane atteint l’arbre et posa sa paume contre son écorce. Instantanément, elle regretta son geste : l’arbre allait dépérir. Mais rien de tel ne se passa. L’arbre était toujours là, haut dans le ciel, dans ses feuilles. Il avait même des bourgeons. Alors Chaliane s’assit tout contre l’écorce, entre deux racines, et s’efforça d’oublier le vent.
Cependant le vent se faisait plus fort, et la faim plus tenace. Chaliane ne sentait plus l’écorce. Emportée, déracinée, déchirée, éparpillée, elle n’était plus elle-même, elle était hors d’elle-même, elle était perdue.
Alors l’arbre parla. Il dit :
« Tu vas partir Chaliane. Par delà les trois collines, tu trouveras ce que tu cherches. Je vais te donner trois choses : une branche, une feuille et un bourgeon. Ils t’aideront sur le chemin ».
Et tandis qu’il parlait, les trois objets tombèrent aux pieds de Chaliane. Le vent rugit de colère et voulut s’en emparer. Mais Chaliane fut plus preste et les serra contre elle. Chaliane pensait : « Mais je ne sais pas ce que je cherche ». Au lieu de cela, elle dit « merci » et se leva.

Le premier jour, Chaliane gravit la première colline. Elle parcourut ce chemin sans encombres, mais alors qu’elle arrivait au pied de la seconde, elle entendit un sourd grondement et dut bientôt s’arrêter. Devant elle se trouvait un torrent déchaîné.
L’eau, bondissant de roche en roche, se fracassait en gerbes d’écume qui éclaboussaient le ciel. Le courant, dévastateur, dévalait la pente à l’allure d’un cheval au galop. Le tonnerre semblait accompagner sa course mortelle.
Nul gué ne saurait franchir un tel fleuve, nulle embarcation ne saurait résister à ce flot, pensa Chaliane.
Le vent siffla alors : « laisse-moi te porter; je suis plus fort que l’eau, je peux te soulever jusqu’à l’autre rive ».
Chaliane hésita, perdue, chancelante. Elle pensa à l’arbre, debout dans le vent, et porta la main à son cœur. Elle sentit la petite bosse du bourgeon et machinalement, le prit dans sa main. A ce moment, une goutte d’écume retomba sur le bourgeon. Le silence se fit et le bourgeon s’ouvrit en une magnifique fleur.
Alors Chaliane mit la fleur dans ses cheveux et entra dans le torrent. Le courant s’arrêta et accueillit son corps comme il s’offrait, avec sa faim et ses égarements, avec son trouble et ses déraisons. Chaliane avançait et l’eau doucement l’accompagna jusqu’à l’autre rive.


Le deuxième jour, Chaliane gravit la deuxième colline. Alors qu’elle arrivait au sommet, elle aperçut d’immenses flammes. Tout le sommet de la colline semblait en feu. Chaliane obliqua pour le contourner mais il semblait ne pas avoir de limites ; tout autour d’elle, de quelque côté qu’elle se dirige, toujours elle retrouvait le feu.
Elle regardait les flammes danser et sa faim revenait. Elle avait envie de se jeter dedans, quitte à être dévorée, de se laisser brûler. Le vent insinuait : « avance, pour toi je vais écarter les flammes… ». Mais le vent jouait avec elles, les attisant, les rendant plus grandes et plus belles encore, tortueuses, voluptueuses, attirantes… Chaliane pensa à l’arbre qui lui avait donné une branche et une feuille : que pouvait-il contre le feu ? Elle sortit la branche de son sac, la regarda, en plongea une extrémité dans une flamme, la ressortit aussitôt, pour ne pas la laisser brûler. Au bout de la branche brillait une petite flamme, lumineuse, chaleureuse. Chalianne allait éteindre la flamme sur le sol lorsqu’elle remarqua une chose étrange : la branche ne brûlait pas. Elle portait la flamme. Alors Chaliane se leva, la branche illuminée à la main et s’avança vers le feu. Il s’écarta et Chaliane passa, dans la lumière.


Le troisième jour, Chaliane gravit la dernière colline. Comme elle se trouvait au sommet, Chaliane regarda de l’autre côté de la colline, au pied du second versant, car elle ne savait toujours pas ce qu’elle venait chercher et l’arbre lui avait dit que cela se trouvait par delà la troisième colline. Elle ne vit rien d’autre que la forêt à perte de vue. Elle entreprit alors la dernière descente. La nuit tomba alors qu’elle était dans les bois ; Chaliane n’avait pas peur, elle tenait toujours son flambeau à la main. Cependant, le vent se mit à hurler dans les arbres, faisant crisser les troncs et pleurer les feuilles. La lumière, sous l’effet des bourrasques, se tordait en une flamme douloureuse, projetant des ombres torturées et mouvantes. La nuit semblait durer depuis plusieurs jours maintenant. Chaliane se perdit. Désemparée, désorientée au milieu des bois, elle finit par s’arrêter, épuisée, et sortit la feuille de sa poche. Le vent, d’un coup sec, la lui arracha des mains. Puis il ricana : « retrouve-la donc maintenant, perdue au milieu de milliers d’autres ! » Chaliane, désespérée, se baissa et, à tâtons, à peine éclairée par la flamme qui se réduisait sous les assauts du vent, entreprit de retrouver sa feuille. Mais à peine eut-elle posé la main sur le sol qu’elle sentit sous ses doigts l’humus. Sa main se referma sur une poignée de terre, lui procurant une étrange sensation de bien être. Elle ferma les yeux.


Quand elle les rouvrit, le jour s’était levé. Elle se trouvait devant sa maison. Le vent s’était tû. Elle n’avait plus faim. Elle tenait toujours dans ses mains la branche éclairée et la poignée de terre. La fleur ornait toujours ses cheveux.
Depuis lors, quand Chaliane danse, le monde danse ; quand Chaliane chante, tout chante ; lorsque Chaliane sourit, l’univers sourit et tout ce que Chaliane touche s’épanouit. L’arbre est toujours là, pour des siècles. Mais Chaliane prend bien soin d’entretenir la lumière, d’abreuver la fleur, et d’avoir toujours un peu de terre sous ses pas.