mardi 30 décembre 2008

Partir

Vivre encore une fois cette déchirure,
Partir.

Etre prise dans le tourbillon de la vie
là-bas.
Vivre l’aventure,
Découvrir,
Voyager.
Avoir l’impression de vivre sans vous
Une vie réelle
Vivre réellement sans vous ma vie.

Une fois encore fouler le sol du désert humain
n’avoir presque pour seuls contacts
que des gens que mon cœur n’a ni choisis ni reconnus.
Vous entendre à l’envers,
la nuit pour vous quand il fait jour chez moi
Le jour chez vous quand il fait nuit pour moi
Et je perds le fil des saisons, de vos saisons.

J’oublie
J’oublie qui vous êtes,
ce que nous sommes lorsque nous sommes ensemble
J’oublie vos mots
la puissance de vos voix.

Et puis, au détour du calendrier,
Vos voix m’appellent de l’autre bout du monde
Vos voix chaudes qui sont ma résonnance, mes harmoniques, mes échos
Vos voix cadeaux, vos voix cocon.

Et alors
La boule est là
l’énorme boule qui mange tout mon ventre
obstrue ma gorge,
fait couler mes yeux.
Le manque.
L’émotion refoulée s’était tapie sous le quotidien
au fond du tourbillon.
Elle surgit des profondeurs,
comme le volcan entre en éruption.
Les larmes coulent,
cascades,
torrents dévalant les pentes,
raz de marée emportant tout sur son passage,
Et je suis à genoux.

Mon cœur lentement est devenu désert
A se priver ainsi de vous.
Il pleure son aridité.

Je suis si petite
d’avoir pu oublier un instant
qu’une partie de moi vit en vous
combien je vous dois d’être moi
que vous oublier
c’est aussi m’oublier moi-même.

Combien je suis fragile
d’avoir pu croire vivre entière
en vivant sans vous,
loin de vous,
mes amis.

vendredi 19 décembre 2008

Sur la sexualité féminine


vendredi 6 juin 2008

De ma sexualité, je retiens trois choses qui me paraissent certaines

1) De l’extérieur vers l’intérieur

Il est inutile de toucher d’abord les seins ou le pubis. Le geste, même destiné à procurer du plaisir, sera reçu comme impudique ou trop direct, comme une violence ou une obscénité. Pourquoi ? Parce que le plaisir n’est pas directement accessible à ces endroits-là ou rarement. De sorte que la caresse paraît une atteinte à l’intimité.
Notre corps est parcouru de méridiens qui joignent les points entre eux. De sorte qu’en caressant les pieds, les jambes ou les chevilles, les mains, les bras ou les poignets, le dos aussi, l’homme déclenche des ondes de plaisir, qui elles, toucheront les centres névralgiques du ventre ou de la poitrine, souvent fermés au premier abord. Ces ondes de plaisir ouvrent des portes, défont les nœuds. Elles déclenchent un plaisir immense, qui se propage littéralement dans tous le corps. Les seins se dressent et les cuisses s’ouvrent. Nous devenons demandeuses de plaisir, désirantes, affamées, consentantes et déjà en manque.

2) la mémoire du corps

Lorsqu’un homme nous a fait une fois l’amour précédé par de longues caresses sur tout le corps, le plaisir est si grand que la fois d’après, le corps se souvient et est accessible en moins de temps avec moins de préliminaires, et le désir de la pénétration vient plus rapidement, voire immédiatement.

3) le feu aux fesses !

Si nous ne prenons pas la pilule, il existe au moins 3 ou 4 jours dans le mois, où nous sommes particulièrement excitables et excitées, où nous avons envie de faire l’amour : les jours d’ovulation. La nature fait (les hormones font), que nous sommes femelles ces jours-là, que nous avons physiologiquement envie de nous accoupler. Nous sommes ouvertes, disponibles, offertes.

jeudi 12 juin 2008

On parle de préliminaires pour désigner les caresses et les jeux qui précèdent l’acte sexuel. En réalité, cela correspond uniquement à la vision masculine des rapports sexuels. Pour une femme, il ne s’agit pas de préliminaires. Il s’agit déjà de l’acte sexuel, au sens où le plaisir procuré peut être aussi grand, et même dépasser celui que procurera la pénétration. Il me semble qu’il n’y a là aucun doute à avoir, ni aucune crainte pour l’homme.

vendredi 19 décembre 2008

Ne pas oublier que nous changeons.
Comme nous-mêmes, comme notre peau, nos habitudes, notre visage, nos envies de lectures, nos goûts alimentaires, etc., notre sexualité évolue.
Elle évolue avec nos maternités parce que notre corps change de l’intérieur.
Elle évolue avec notre maturité parce que notre manière de « concevoir » / « percevoir » l’acte sexuel (assouvissement d’un désir, partage du plaisir, construction d’un pont, union cosmique, fusion avec la nature ou l’univers, etc. ) change.
Un temps nous allons préférer telle position ; puis cela va changer.
L’exploration n’est jamais finie.
Cela implique aussi qu’il n’y a pas d’objectif à avoir : tout est dans la démarche.
Pas de crainte à avoir non plus : il n’y a pas lieu de chercher à maitriser quelque chose qui est en mouvement, qui a son mouvement propre ; il y a lieu de l’accompagner.
La sexualité est essentiellement un partage qui nous emmène dans un monde parallèle à la réalité : en étroit contact avec celle-ci, mais lui ajoutant une dimension supplémentaire. Poétique ? onirique ? difficile à qualifier. Charnelle.
Un transport.
Un voyage.
Une aventure.
Un partage qui nous aide aussi à entrer en contact avec nous-mêmes, tels que nous sommes à l’origine.
Une chance.
Un accès à la beauté.

lundi 15 décembre 2008

Les salsifis

« J’ai plus envie de salsifis », dit l’enfant, boudeur.
Les salsifis, c’est comme des troncs d’arbres qui auraient blanchi au fond de l’eau pendant des millénaires : ils sont morts et mouillés, fossilisés. Tout délavés. Qui a envie de manger des troncs d’arbres délavés ? C’est TROP bizarre.
En fait, c’est la nourriture des elfes des bois. Quand ils sont vieux : ceux qui n’ont plus trop de dents. Ils mettent des brindilles au fond des marais. Et quand elles sont toutes molles et toutes blanches, ils les mangent. Et petit à petit, en les mangeant, ils deviennent des elfes aquatiques : l’eau des marais fait son œuvre. C’est plus simple pour eux. Quand ils sont encore plus vieux, ils deviennent des poissons, des elfes des marais. C’est plus facile pour se déplacer, l’eau les porte. Plus besoin de mastiquer : ils gobent. A la fin, ils ne mangent plus que des têtards.
Alors quand on mange des salsifis il faut faire attention, très attention. Surtout s’ils ont un goût de vase. Parce que si on en mange trop, on peut se retrouver poisson. Personnellement, je ne mange plus de salsifis.

dimanche 14 décembre 2008

La Goutte

La goutte faisait ploc.
Ploc, et pas un autre bruit. Elle était immédiatement suivie d’une autre goutte qui faisait ploc elle aussi. Mais il n’y avait aucun doute : c’était la même goutte qui tombait et retombait inlassablement.
Autour de la goutte qui tombait était la flaque. La flaque recevait la goutte qui tombait.
Ploc. Elle ouvrait les bras, accueillait la goutte. Ploc, la goutte se dissolvait. Ploc, la goutte renaissait. La flaque était là, juste là. Au delà de la flaque, la terre, les feuilles mouillées, les brindilles, tous le monde du sous-bois. La goutte continuait à tomber.
On racontait le soir aux veillées que cette goutte était la larme éternelle. Mais que pleurait-elle ? Les versions étaient nombreuses. Pour certains, elle était la larme d’un elfe des bois qui n’avait pas su sauver l’humaine qu’il aimait. Pour d’autres, les larmes d’une mère à qui une déesse jalouse avait ravi son enfant après l’avoir transformée en pierre. Le rocher, depuis lors, pleurait inlassablement la perte de l’enfant. Les versions étaient embrouillées et pleines de variantes, de contradictions. Pour ma part, aucune ne me satisfaisait.
La goutte avait peur de la mort. Elle naissait, vivait sa vie de goutte et ploc, se dissolvait. Mais elle se refusait à se dissoudre. Alors elle renaissait, voulait changer de chemin, changer de vie. Elle tombait. Et ploc, la flaque était là et la goutte se dissolvait.
Cela faisait une éternité que la goutte se dissolvait.
Et puis, dans une seconde d’éternité, la goutte tomba. Ploc. Elle était dans la flaque mais elle n’était pas dissoute. Elle était juste confuse. Confondue. Elle sentait simplement qu’elle n’avait plus de limites. Qui était-elle, de la goutte ou de la flaque ?
Puis elle se sentit renaître. De nouveau, elle était une et unique. Elle tomba à nouveau.
Elle n’avait plus peur. Elle n’aurait plus jamais peur.

De Myrte et d’Or

Un jour, je croisai un enfant muet. Il me prit par la main et m’emmena dans une église. Là, il me désigna une bougie. Je la pris, mis une pièce dans le tronc et l’allumai. Nous restâmes devant, à la contempler. Cela faisait une éternité que je ne m’étais pas arrêtée dans une église : je ne crois pas en Dieu. L’enfant me tenait toujours par la main. Je crois que ce n’était pas moi qui le réconfortais mais l’inverse. La lumière de la flamme était immobile. Bientôt elle m’apparut immense, comme une porte qui s’ouvre. Mes yeux ne cillaient pas. Je pensai à ma grand-mère, qui croit en Dieu et fréquente les églises. La bougie était pour elle, pour une belle fin de vie, en paix avec elle-même, qui à 85 ans traitait les autres de vieux… Soudain, je sentis que l’enfant était Franck. Franck est le grand frère que je n’ai pas eu. Il est mort à l’âge de 5 mois. C’est grâce à lui que j’existe aujourd’hui : s’il n’était pas mort, mes parents ne m’auraient pas conçue. Il est muet : personne ne parle jamais de lui. Je ne sais même pas où il est enterré. La bougie est pour lui. Elle est ce lien qui nous unit, la petite flamme de sa vie dans la mienne, cette main qui se tend au delà de la mort, dans l’espace d’une survie, par delà les sept collines et au delà des sept mers qui séparent les vivants des morts. Je détachai mes yeux de la flamme pour regarder Franck : il était parti. Les larmes roulèrent sur mon visage jusqu’à ce que la flamme ne soit plus qu’une immense lueur aveuglante, douce et chaude à la fois. Une grande paix s’installait en moi. Les larmes lavaient mon âme.
Je sortis de l’église et fis quelques pas dans la rue. Je faillis heurter une vieille femme assise au soleil. Elle tendait la main. Je la regardais sans la voir. « Merci », dit-elle. Je m’arrêtai, surprise. « Pourquoi me remerciez-vous ? ». « Pour la lumière sur ton visage. Et puis, tu m’as souri. » « qui êtes-vous ? » Je ne lui avais pas souri. Pas consciemment du moins. J’en étais gênée, mais plus encore d’avoir posé cette question. Elle l’ignora. Un homme s’approchait. « lève-toi de là, Myrte ! ». La vieille femme ne bougea pas, levant simplement ses yeux sur lui. Elle avait les cheveux comme la paille de fer qu’utilisaient nos grands-mères pour frotter les parquets et des yeux très grands, larges, noyés. « merci, prends une mandarine » dit-elle. « lève-toi de là » dit l’homme en tapant du pied, furieux « et arrête de dire merci ! Tu es vieille, folle, sans toit, et tu dis merci ! ». « assied-toi », dit-elle, « je vais te raconter une histoire ». « Je ne veux pas d’histoire » hurla-t-il ! « les histoires font grandir, José », dit-elle.
Je m’assis. Sur un bout de marche, pas trop loin de Myrte, un peu de biais pour mieux la voir. L’homme me regarda, interloqué : « c’est qui celle-là ? » « C’est Sarah », répondit Myrte. Mais je ne lui avais jamais donné mon prénom. Franck approchait. « C’est Franck », dis-je, « il est muet ». « Bonjour », dit Franck. « Merci », dit Myrte. José ouvrit la bouche. « D’être venu », ajouta Myrte, avec un sourire.
Et Myrte parla. « Il était une fois, dit-elle, l’or des cheveux. Les cheveux étaient d’or, mais ils ne le savaient pas. Ils partirent dans le vaste monde pour courir la fortune. Ils se firent du mauvais sang, se coupèrent en 4, se perdirent, doutèrent. Ils se firent des nœuds, se mirent au carré, se firent pousser, se firent tirer. Ils croyaient attraper la fortune, mais elle leur filait entre les doigts, comme de l’eau. Au bout de bien des années, quelques unes pour les uns, nombreuses pour les autres, les cheveux échouèrent près d’une rivière.

Je crois que nous devrions renoncer, dit l’un d’eux.
A quoi ?, répondit un autre.
A chercher la fortune.
Ça n’est pas possible, dirent les autres.
Mais si, dit le premier, il suffit d’abandonner.

A ces mots, la lune sortit de derrière les nuages et éclaira la rivière. « Regardez, nous sommes d’or ! » Dans la rivière, les cheveux se reflétaient, dorés, comme si par cette nuit étoilée le soleil était venu les habiter. « Nous n’avons plus besoin de courir la fortune ! » « Nous sommes d’or ! Nous sommes la fortune ! ». De ce jour, les cheveux restèrent près de la rivière qui avait changé leur regard. Ils vécurent heureux, et l’histoire s’arrête là. »
« C’est nul comme histoire, dit José. D’abord je suis brun ».
« Moi, je ne crois pas que ce soit la rivière qui a changé leur regard, Myrte, dit Franck. Je crois que ce sont les années qu’ils ont passées à courir derrière la fortune ».
« Est-ce que cela veut dire que chacun d’entre nous est sa propre fortune ? » demandai-je
Nous nous tournâmes vers Myrte.
Elle avait disparu. A sa place le soleil faisait une large tache qui éclaboussait les marches, une tache dorée, comme si elle nous avait laissé les cheveux d’or en héritage. « Elle reviendra ? » demandai-je à Franck. « elle est toujours là, elle est en toute chose », dit José « toujours en train de dire merci. Même quand on n’en a pas envie ». « Il te suffira d’appartenir aux choses pour la retrouver », dit Franck.
Je me levai. La rue était baignée de soleil. Sur les murs, sur les façades, par terre, il faisait des tâches qui éclairaient l’ombre. Dans ces tâches de lumière il n’y avait rien. Et parce qu’il n’y avait rien tout pouvait s’y passer. Alors je me remis en route.

Noir fourré loukoum au gingembre


Il faisait froid. L’air, vif, brûlait les joues. Mais par dessus-tout, cela sentait le sapin. Un air de montagne et de bois flottait sur toute la ville ; un air de liberté parcourait les rues, s’infiltrait par les embrasures, entrait dans les boutiques… Il s’y mélangeait à la cannelle et à la bougie au gré des pas de portes. Jean remontait la rue, le cœur ouvert par ces odeurs, le nez au vent. Ses yeux enregistraient tout : le rouge argenté des guirlandes aux vitrines, les gouttes d’or des chandelles fondues, les boules qui renvoyaient la lumière. Bientôt Noël… Au loin devant lui se dressaient les aiguilles roses de la cathédrale. Jean aimait cette architecture de dentelle, l’odeur de pierre qui s’en dégageait à l’intérieur, la lumière sur les dalles. Il rentrait chez lui d’un pas allant.

*****

Saint Pierre, le 21 novembre 1994
Cher Monsieur,

La petite étiquette au dos de la tablette m’indique que vous êtes la personne à qui m’adresser. Elle précise même votre prénom : « Bruno ». J’espère, Bruno – vous me permettrez cette familiarité sur ce sujet qui nous rapproche – que vous saurez être à la hauteur de l’affront que j’ai subi.
Cela vous est-il déjà arrivé ? Je ne peux imaginer que vous occupiez cette fonction sans un être un amateur averti et éclairé. Peut-être depuis votre plus tendre enfance ?
Votre société a récemment créé, Monsieur, une variété nouvelle qui fait mes délices : noir fourré loukoum au gingembre. Le chocolat, Bruno, le chocolat ! La volupté de porter le carré à la bouche et, lentement, le laisser fondre sous la langue, ou au creux d’une joue… Laisser, doucement, se dissoudre la matière et se développer le goût. Cet instant où tout est soumis à notre palais, jusqu’à ce que, ô subtil des subtils, le loukoum soit atteint. Une résistance souple s’offre alors, que la langue fouille et malaxe. Le poivré du gingembre finit d’enflammer le tout…
Pouvez-vous seulement l’imaginer Monsieur ? Il me reste 20 tablettes de « noir fourré loukoum au gingembre » pour passer l’hiver. Sur ces 20 tablettes, aucune n’est fourrée ! Vous avez bien lu : pas fourrées ! pas de loukoum ! pas de gingembre ! Le vide, le néant !
Je suis en manque, Monsieur ! Dans ma vie, j’ai dû croquer 10 fois mon poids en chocolat. Je revendique le titre de plus ancienne cliente. Depuis la création de la spécialité noir fourrée loukoum au gingembre, je n’en mange plus d’autre.
J’espère que le lot de consolation sera à la hauteur de l’extrémité dans laquelle vous m’avez placée : isolée à Saint Pierre et Miquelon, je n’ai guère de possibilité d’approvisionnement, les Américains ne sachant ni ce qu’est le chocolat, ni ce que sont les loukoums. Ce sont mes amis de passage qui me ravitaillent. Mais je ne reçois jamais de visite entre octobre et avril : six mois glacés de pluie battante, de glace acérée et de suaire neigeux… Est-ce imaginable sans chocolat noir fourré loukoum gingembre ?
Je guette le facteur.
Chocolatement vôtre,

Adrienne BELCOURT.

*****

Jean venait de trouver la lettre sur son paillasson, au beau milieu d’un tas de prospectus vendant Noël. Il l’avait ouverte machinalement et, bien qu’il ne s’appelât pas Bruno, n’avait pu s’empêcher de la lire jusqu’au bout.

Il voyageait… Saint Pierre et Miquelon, un nom dont la seule évocation l’avait toujours fait rêver. Par quel improbable mystère cette lettre se trouvait-elle sur le pas de sa porte, il n’en avait pas la moindre idée. Et pour être honnête, il n’en avait cure. Il avait souri, puis ri ; il avait refermé la porte derrière lui et s’était assis sur le canapé, la lettre toujours à la main. Il voyageait… Les yeux dans le vague, il était dans les odeurs de phoque et de poisson, de pluie et de bois mouillé des bateaux, de sel, de froid. Il lui semblait avoir lu quelque part qu’il y avait des moutons à Saint Pierre et Miquelon - où était-ce le nom de l’île qui donnait à y croire ? Mais que faisaient les moutons l’hiver ? Jean se posait la question. Il devait y avoir des bergeries, comme ici. Il avait du mal à imaginer des bergeries sur cette île-bateau : on ne construit pas de bergerie sur une embarcation… Sauf sur l’arche de Noé… Son esprit vagabondait sur l’écriture penchée d’Adrienne Belcourt. La vieille dame ne manquait ni d’élégance, ni de toupet. Elle était poivrée comme son chocolat préféré. Jean l'inventait, guettant le facteur, entourée de chats dans une maison battue par les vents et les rafales de pluie gelée. Il évoquait son impatience et la joie qu’elle aurait à recevoir le carton de chocolats que la société ne manquerait pas de lui adresser… Il savourait avec elle le premier cran de la tablette fourrée, quand il prit conscience qu’il n’y avait en réalité jamais goûté. Il se leva d’un bond, empoigna son manteau et ressortit, avec la ferme intention de ne revenir qu’avec une tablette de chocolat « noir fourré loukoum au gingembre » à la main.


*****


Le café voisin battait son plein. Malgré le froid, les gens s’asseyaient dehors, près des poêles extérieurs, avec la ferme intention de profiter de la nuit. « une vodka-tomate, un curaçao et un demi ! » Jean croisa le regard d’une jeune femme coiffée d’un chapeau-cloche rouge cerise. Il s’aperçut qu’il était sorti sans ses gants et remonta les chercher.
Il repassait devant le bar quand le garçon de café heurta le pied de la table voisine. Le plateau s’envola, comme au ralenti. La vodka-tomate versa vers la gauche, en une gerbe rouge flamboyante. Le bleu du curaçao bondit vers l’avant et le demi se fracassa dans une pluie de mousse. Le garçon tomba et l’on entendit un hurlement. La jeune femme au chapeau se levait, contemplant, horrifiée, le curaçao qui coulait, très érotiquement pourtant, dans son corsage. Jean pensa qu’elle était jolie, dans ses mèches un peu folles sous son chapeau et son petit manteau court fourré. Elle n’aurait d’évidence pas dû l’ouvrir, alors que l’instant d’avant il était fermé. C’était une drôle d’idée. Elle portait dessous un chemisier rouge comme son chapeau et ouvert sur les deux boutons du haut. Le curaçao y dessinait des motifs violets. Jean se demanda s’il avait coulé jusqu’à son nombril. Finalement, il valait peut-être mieux qu’elle eût ouvert son manteau : pour le spectacle, d’abord, et ensuite pour la pelisse en peau de mouton, qui paraissait avoir de ce fait miraculeusement échappé au bleu du curaçao… Il croisa à nouveau son regard et failli lui proposer de l’aide : elle pourrait se nettoyer et se changer chez lui à trois pas. C’était complètement absurde et chacun s’empressait déjà autour d’elle.


*****


Arrivé au supermarché, Jean se dirigea droit vers le rayon des chocolats. Le noir fourré loukoum au gingembre se trouvait tout en haut à droite. Il prit une plaquette, se dirigea vers les caisses, s’arrêta : finalement, qui allait envoyer son stock à Sa Majesté Adrienne BELCOURT ? La société n’avait pas reçu son courrier… Certes il pouvait la faire suivre… Retourné dans l’allée des chocolats, il compta les plaquettes en rayon : 9. Il faudrait qu’il revienne. Il venait de décider de faire le paquet lui-même, ce qui lui permettrait d’écrire à sa destinataire pour la remercier de sa lettre. Et cela n’empêchait pas de faire suivre le courrier à la société…
Satisfait de sa décision, Jean entama une tablette.


*****


Il faisait extrêmement sombre ce matin-là. C’était à peine si la ramure des bateaux dessinait l’ombre. Le brouillard poissait les choses et les entraînait vers le bas, toujours plus bas. Les choses remuaient, indéterminées, lourdes et inquiétantes. Derrière sa fenêtre, Adrienne BELCOURT aimait cela : ce monde double de l’indistinct et de l’éveil, où rien n’est encore advenu ; où tout peut survenir. Les masses confuses des hommes encapuchonnés. Le néant des pontons. Les monstres flottants aux panses vides. Ce chaos primaire où la matière, sans forme encore, demeure en attente du jour qui la façonnera. Dans ce moment qui lui-même semblait ne pas exister, Adrienne sentait l’unité première qui la reliait aux autres, au monde. Tout était mêlé et cela était bien. De ce magma germait la vie. Elle ne s’expliquait pas quelle attirance mystérieuse la réveillait à cette heure où la nuit finit sans que le jour commence. Elle ouvrit la fenêtre. Elle respirait ; l’air, opaque et dense, mouillé, salé, boueux, était la terre et la mer. Elle ouvrit la bouche et il lui sembla être cet air, que son corps n’avait plus de limite et qu’elle faisait partie des choses.
Au loin le soleil pointa : un simple halo diffus, pas encore une couleur. Adrienne referma la fenêtre. Comme chaque jour, elle allait se recoucher, repue comme si elle s’était nourrie, et dormir de son meilleur sommeil. Dans quelques heures, un autre monde l’attendrait.



*****


La nouvelle avait claqué comme une bombe : Jean était licencié. Joyeux Noël ! Il n’était pas le seul. Mais était-ce une consolation ? Le roi euro avait encore frappé. Jean s’étonnait d’être comme avant capable de sentir Noël dans les rues. Finalement, il continuait à vivre et le monde ne tournait pas moins rond. Jean décida de partir à Saint Pierre et Miquelon. De toute façon, il aurait dû prendre des vacances en janvier. Elles n’en seraient qu’avancées. Il irait lui-même porter du chocolat à Adrienne. Etait-ce déraisonnable ? Pas plus que d’être licencié d’une boite qui faisait des profits. C’était un rêve de petit garçon qui était resté celui de l’adolescent, puis du jeune homme. Plus il y réfléchissait, plus Jean se persuadait que le moment était propice. L’occasion lui était offerte, il fallait la saisir. Il ne se faisait pas de souci pour son avenir. Etant informaticien, il jugeait pouvoir trouver du boulot sans mal à son retour. C’était assez vrai. A dire juste, il ne pensait même pas vraiment à son avenir. Il avait toujours voulu voir Saint Pierre et Miquelon en hiver.


*****


Julie ne savait pas quoi faire de plus. Elle attendait. Elle avait joué ses cartes, la suite ne lui appartenait plus. Il fallait respirer. Cela devenait difficile. Elle vivait dans une tension nerveuse quasi constante qui la désarçonnait et mobilisait son énergie. Elle était la proie de ce qu’il lui fallait bien reconnaître être son désir. Un appétit qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne maîtrisait pas, avec lequel elle avait bien du mal à cohabiter. Que faire ? Qu’en faire ? Il l’avait envahi, insidieusement, au fil des visites de celui qui maintenant l’obsédait. Quand le désir eut silencieusement gagné tous les points névralgiques de son corps, il se déclara. Un jour il avait frôlé sa main et depuis, le sang battait à ses lèvres, une boule de feu occupait son ventre, le froid creusait ses joues, sa bouche s’entrouvrait sur un baiser jamais donné. Elle avait l’impression constante d’avoir soif, une soif inextinguible que rien n’apaiserait jamais. Rien sauf être prise dans les bras de celui dont elle rêvait, mais qu’elle ne savait comment aborder. Tout son être était tendu vers cet abandon, toute sa chair implorait la délivrance. Elle était prise au piège de sa timidité, de son désir, de son fantasme.
Seule lui restait l’écriture.


*****


Jean pénétra dans l’agence de voyage. Il la connaissait par cœur. Avant chacune de ses vacances, il venait là, se renseignait sur Saint Pierre et Miquelon… et finissait toujours par partir ailleurs. Le moment ne lui semblait jamais venu - ou bien avait-il peur de rencontrer son rêve d’enfant ? Cela était devenu un sujet de rires entre les employées de l’agence, bien qu’il l’ignorât. « Tiens voilà Saint Pierre… ». Une fois encore, il se renseigna sur les tarifs et les vols pour l’île. Cela tenait plus du rituel que de la véritable recherche d’information. Il avait posé tant de fois la question qu’il connaissait la réponse d’avance : il pouvait partir le lendemain, ou plus commodément d’ici la fin de semaine, le vendredi très exactement, par un vol qui passerait par Paris, puis par Montréal. Mais cette fois-ci, il réserva. Il avait l’impression de se voir d’en haut, en train d’effectuer cette réservation, et il ne savait pas s’il était bien là, en train de le faire, ou s’il s’agissait d’un rêve de lui-même. Il fut debout, ses billets à la main, étonné de leur présence matérielle. Il se dirigea vers la porte. Dans son œil gauche, un chapeau cloche-rouge cerise se refléta, mais il ne le vit pas. Il avait réservé une chambre à l’hôtel de Saint Pierre et comptait faire à Adrienne BELCOURT la surprise de sa venue. Son adresse était une poste restante, mais une fois sur place, il ne doutait pas de pouvoir la trouver : il aurait tout son temps... Il sortit : il avait une valise de chocolat à préparer et peut-être à prévoir un autre cadeau de Noël pour Adrienne. Ramené sur terre par ces pensées, il prit conscience du chapeau rouge, dont l’image flottait encore au fond de sa prunelle : « la jeune femme du bar ! Elle travaille à l’agence de voyage… Je ne l’avais pas reconnue… Elle est vraiment plus jolie avec les cheveux détachés… ».


*****


Adrienne BELCOURT ouvrit au facteur.
- Alors, Ernest, ce paquet ?
- Il est là Adrienne !
- vite, donne !
- pas question, je veux mon baiser !
- Erneeest ! Toujours aussi galant !
- Quand est-ce que je te marie, Adrienne ?
- Tu exagères. Alors, ce paquet ?
- Ce n’est peut-être pas celui que tu attends…
Adrienne jeta un coup d’œil au paquet et sourit :
- Si si ne t’inquiètes pas.
- Mais ça ne vient pas de la société de chocolat, reprit Ernest, dépité.
- Voyons ça, dit Adrienne, toujours calme.
Sans prendre la peine d’examiner le paquet plus avant, elle l’ouvrit. Une lettre s’en échappa ; le colis était plein de tablettes de chocolat.
- Tu vois, s’exclama-t-elle, triomphante. Alors combien y en a-t-il ?…21, ce n’est pas trop mal.
- Mais je croyais que tu en attendais le double !
- Je suis contente quand même, viens, je te fais un bisous, pour la peine.
Ernest, ravi, ne posa plus de questions. Adrienne le mit à la porte en douceur. Tout de même, sur le pas de la porte, il se retourna et dit : « toi, je ne serai pas étonné que tu mijotes quelque chose… ».
Assise dans son canapé, Adrienne lisait la lettre de Jean. Elle souriait, touchée, les yeux perdus dans le vague : quel charmeur, ce jeune homme…


Strasbourg, le 10 décembre 1994

Chère Adrienne,

(Vous permettrez que je vous appelle ainsi sur ce sujet qui nous rapproche : Saint Pierre et Miquelon)
Votre lettre m’est parvenue par hasard et je l’en remercie.
J’ai toujours rêvé de Saint Pierre et Miquelon. J’ai lu votre courrier en vous imaginant dans une petite maison hantée par les vents et dégoulinante de pluie, avec des tas de chats dans les jambes et un grand feu dans la cheminée. J’ai vu des bateaux, des poissons, des moutons (y a-t-il des moutons à Saint Pierre et Miquelon ?). J’ai eu froid avec vous.
Mais au-delà, votre verve m’a plu ! Vous êtes délicieusement drôle et enjouée, votre gourmandise du chocolat vous rend impétueuse et impertinente.
N’y voyez surtout aucune effronterie de ma part, mais il y a quelque chose d’éminemment charnel dans vos lignes.
Tout le chocolat du monde ne saurait assez vous remercier pour ces instants en votre compagnie et je n’en ai trouvé que 21 tablettes !
Je ne voulais pas vous faire patienter plus.
Merci encore,
Jean.


*****


Julie posa son stylo. Plus que trois jours.


*****


« Pourriez-vous m’indiquer l’adresse d’Adrienne BELCOURT ? »
Jean s’adressait à la postière, qui, fort aimablement, lui donna la réponse souhaitée.
Il décida de n’y aller que le lendemain. Il avait envie de découvrir l’île seul, avant de renouer avec l’humain. Mais il se sentait également reconnaissant envers Adrienne : elle était celle qui l’avait finalement amené à concrétiser son rêve d’enfant et cela l’emplissait de gratitude.

Il neigea toute la nuit. Au matin, l’île étincelait de mille feux. Nul brouillard n’annihilait la mer, n’alourdissait la terre. Mais les formes avaient disparu. Tout restait à construire.

Jean frappa à la porte d’Adrienne.


Une jeune femme lui ouvrit. Elle était vêtue d’un petit manteau court en peau de mouton et coiffée d’un chapeau rouge cerise. Des mèches brunes et folles en sortaient. « Adrienne BELCOURT ? ». Mais déjà il savait que non. Elle s’effaça en lui désignant la table derrière elle. Jean s’avança et vit trois choses :
- son colis, encore plein de tablettes de chocolat « noir fourré loukoum au gingembre »
- un billet d’avion au nom de Julie Tiredaile
- et un petit cahier intitulé : La vie trépidante d’Adrienne BELCOURT.

Il l’ouvrit et lut :

Saint Pierre, le 21 novembre 1994

Cher Monsieur,

La petite étiquette au dos de la tablette m’indique que vous êtes la personne à qui m’adresser…


Jean prit Julie dans ses bras.

vendredi 5 décembre 2008

les difficultés du début

Chers amis,
ceci n'est qu'une apparence, une silhouette, un contour.
Le dedans reste à naître...